juillet 16, 2013

Climat et géo-ingénierie : des technologies pour garantir la mainmise de l’Homme sur la nature ?

Promue comme un panier de technologies visant à lutter contre les dérèglements climatiques par quelques scientifiques et investisseurs, la géo-ingénierie gagne ses galons de respectabilité tout en étant expérimentée de façon illicite. Pour un état des lieux aussi complet que possible, Alter-Echos(www.alter-echos.org) vous propose une interview de Joëlle Deschambault, qui travaille pour ETC Group.

L'entrevue original apparaît ici: http://alter-echos.org/justice-climatique/climat-et-geo-ingenierie-des-t...

Alter-Echos : Lors du Forum Social Mondial de Tunis, les membres d’ETC Group ont alerté les organisations de la société civile sur le fait que les prochains rapports du GIEC allaient vraisemblablement préconiser un recours à la géo-ingénierie – manipulation intentionnelle à grande échelle des systèmes terrestres à travers l’usage de technologies – pour agir face aux dérèglements climatiques. Sur quels éléments fondez-vous votre analyse ?

Joëlle Deschambault : ETC Group participe activement à la révision du 5ème rapport d’évaluation du GIEC (groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du cimat). En tant que commentateur expert, nous analysons et suggérons des modifications aux différentes versions des chapitres du rapport tout au long de leur élaboration par les groupes de travail. Lors de notre révision de la deuxième version de la contribution du Groupe de Travail III qui se penche plus spécifiquement sur les mesures d’atténuation aux changements climatiques, nous avons recensé avec surprise plus de 30 pages contenant du texte mentionnant la géo-ingénierie ou des techniques d’ingénierie du climat, la majorité du temps sans analyse critique. En fait, à plusieurs moments, notamment dans le sommaire destiné aux décideurs politiques, les techniques de géo-ingénierie sont présentées comme une option aussi crédible et sensée que l’adaptation à la hausse de température et la réduction des émissions de gaz à effet de serre.

À notre avis, le ton, le texte et l’absence de point de vue critique face à la géo-ingénierie amènent comme conséquence, peut-être non-intentionnelle mais bien réelle, de prioriser et d’accélérer la mise en place de la géo-ingénierie en tant que réponse aux changements climatiques. Surtout lorsque cela est combiné à un constat très pessimiste de la situation actuelle en termes de changements climatiques et de l’inaction des gouvernements, ce que le prochain rapport ne manquera pas de faire. Discuter de la géo-ingénierie de cette façon neutre, et même parfois positive, contribue à la rendre moins controversée, moins radicale, plus légitime, voire acceptable. Éventuellement, cela facilitera l’usage de ces technologies hautement risquées par les gouvernements avides d’un Plan B, d’une porte de sortie pour éviter d’insuffler des changements drastiques à nos économies, à nos modes de production, de transformation et de consommation, et de mettre en place des mesures qui seront sans aucun doute très impopulaires à court terme.

 

La géo-ingénierie en tant que promesse prométhéenne de maîtrise et gestion de la planète n’est pas nouvelle. De nombreuses expériences, qu’ETC Group a par ailleurs recensées, ont déjà été menées. Qu’y a-t-il de nouveau ? Pourquoi en faites-vous un des enjeux clefs des prochaines conférences internationales sur le climat ?

Chaque année, la probabilité de voir les gouvernements s’entendre à temps sur un plan drastique de réduction des émissions de gaz à effet de serre pour amenuiser les conséquences attribuables aux changements climatiques se réduit. La géo-ingénierie prend dès lors plus de place dans le discours politique et l’imaginaire des gens. Cette solution technologique acquiert de plus en plus de légitimité en tant que Plan B, un mal nécessaire, inévitable pour répondre à la crise climatique. Un plan B qui peut être très attrayant, surtout pour des politiciens et des industriels qui aimeraient bien repousser le poids de lourdes décisions socioéconomiques à une autre élection, ou à une autre génération, surtout si on en comprend mal les ramifications, les complications et les risques inhérents.

ETC a en effet compilé des montagnes de renseignements et produit une carte des expérimentations de géo-ingénierie et de modifications du climat à travers le monde dans les 60 dernières années. Mais ce qu’il y a de nouveau, c’est la façon dont la géo-ingénierie est perçue, rationalisée et de plus en plus légitimée. Ce qu’il y a de nouveau, c’est que la géo-ingénierie est sortie de certains cercles fermés de scientifiques, académiques et autres groupes de recherche pour entrer dans les salles de négociation intergouvernementales et sur la table d’analyse du GIEC par exemple. Ce qu’il y a de nouveau également, c’est la façon dont les tenants de la géo-ingénierie promeuvent de plus en plus l’idée qu’en l’absence de consensus international, une coalition de gouvernements ou même un pays seul pourrait déployer unilatéralement des technologies de géo-ingénierie à l’échelle globale ou même à l’échelle régionale.

Ce qu’il y a de nouveau, c’est que les promoteurs de ces technologies risquées dont les conséquences sur la terre, ses écosystèmes et ses habitants sont impossibles à déterminer, soutiennent qu’il serait même possible de manipuler les systèmes planétaires pour contrer des famines pour le bénéfice de l’Afrique par exemple. La géo-ingénierie ne serait plus seulement un recours facile de gouvernements incapables de faire face à leurs responsabilités, mais une nouvelle forme de prévention humanitaire, d’aide au développement, un bien commun !

En résumé, ce qui est nouveau c’est la plus grande légitimation dont bénéficie la géo-ingénierie et le fait de conceptualiser et promouvoir la géo-ingénierie régionale à l’abri de toute régulation internationale. Finalement, il ne s’agit ni plus ni moins que de transformer la géo-ingénierie en un bien commun qui bénéficierait à toute l’humanité, comme une possible forme d’aide humanitaire et au développement. Des développements qui sont extrêmement dangereux, mais qui ne sont malheureusement pas prêts de s’essouffler.

Parmi les expériences que les scientifiques voudraient mener, on relève le  développement des arbres « capteurs de carbone » génétiquement modifiés pour accroître leur absorption de carbone. Ou bien encore les algues modifiées pour capter le CO2 et produire du carburant. Où en est-on dans ce type d’expérimentations ? Se déroulent-elles en milieu ouvert ?

Lorsque l’on parle de géo-ingénierie, on doit garder en tête qu’il y trois grandes catégories de technologies : la gestion du rayonnement solaire, l’absorption et la séquestration du dioxyde de carbone et la modification de la météo. Les méthodes d’absorption et de séquestration du CO2 sont des technologies de géo-ingénierie qui tentent d’absorber le dioxyde de carbone déjà présent dans l’atmosphère. Certaines de ces technologies sont mécaniques. D’autres cherchent à altérer la composition chimique des océans afin de stimuler une plus grande absorption du carbone. Certaines technologies cherchent à manipuler les espèces et les écosystèmes afin de créer de nouvelles formes de puits de carbone ou des puits plus efficaces.

Par exemple, certaines techniques proposées cherchent à augmenter la capacité de photosynthèse des plantes afin qu’elles transforment encore plus de CO2 en oxygène. Les deux types d’expérimentations que vous mentionnez dans votre question sont également de ce type et le but est bien de procéder à ces expérimentations d’abord en milieu fermé et ensuite en milieu ouvert. Pour déterminer qu’il y a bien des effets sur le climat, elles devront être déployées à très grande échelle. On peut toujours s’attendre à des effets imprévisibles lorsque l’on manipule génétiquement des organismes vivants.

D’autres expériences sont-elles en cours ? Pourquoi s’opposer à de telles expérimentations scientifiques ? Qu’y a-t-il à craindre ?

À ETC, nous gardons l’œil grand ouvert, même s’il est quasi impossible de savoir ce qu’il se passe partout sur la planète en même temps. Premièrement, arrêtons-nous sur les projets de fertilisation des océans qui consistent à y déverser des tonnes d’urée ou de fer afin d’augmenter la croissance des phytoplanctons, leur capacité à absorber le dioxyde de carbone et la séquestration du carbone dans les fonds marins. Ce type d’expériences a malheureusement déjà eu lieu en différents lieux ces vingt dernières années. Malgré l’adoption en 2008 d’un moratoire sur la fertilisation des océans par les 193 pays membres à la Convention des Nations Unies pour la diversité biologique. Et malgré de nombreuses recherches qui ont démontré les effets néfastes de telles manipulations des écosystèmes marins et leur inefficacité à absorber le carbone et le séquestrer à long terme.

L’été dernier, une équipe de prétendus « scientifiques » a illégalement procédé à un important déversement de fer dans les mers près de la côte pacifique du Canada,  mettant en danger la faune et la flore marine et entachant la réputation d’un peuple autochtone que les promoteurs du projet avaient convaincu en leur faisant miroiter un renflouement des stocks de saumon de la région. ETC a contribué à mettre en lumière les agissements des responsables de cet acte illégal, et la condamnation est venue à la fois de la communauté internationale, des citoyens et de nombreux scientifiques. Mais le mal avait déjà été fait.

Un autre ensemble de technologies entrent dans la catégorie de la gestion du rayonnement solaire, qui ont pour objectif de réduire l’intensité et la quantité des rayons du soleil atteignant l’atmosphère terrestre et, ainsi, potentiellement réduire la hausse de température de la planète. Par exemple, nous suivons attentivement les actions et déclarations de Ken Caldeira et de son équipe qui affirment préparer un déploiement technique dans le désert du Nouveau-Mexique (Etats-Unis).

Plusieurs dangers entourent les expériences de géo-ingénierie. Voici les plus évidents. La géo-ingénierie est impossible à tester, à expérimenter. Pour déterminer si de telles technologies pourraient avoir un impact notable sur le climat, il est absolument nécessaire de les déployer à grande échelle. Auquel cas on ne parle plus d’expérimentation mais bien de déploiement. On n’aurait donc aucun moyen de contrôler les effets de ces technologies, qui seraient, sans conteste, massifs, et on ne peut s’imaginer faire de retour en arrière ou jouir d’une possibilité d’ajustement lorsque l’on parle de modifier des systèmes planétaires.

La géo-ingénierie n’est pas une solution aux changements climatiques, car elle ne s’attaque pas à la source du problème, mais bien à ses effets. En plus d’être imprévisible et irréversible, une fois enclenché, le déploiement de ces technologies ne pourrait être arrêté, au risque de provoquer une hausse soudaine et prononcée de la température, sans que la nature et les êtres humains ne puissent bénéficier de décennies pour s’y adapter. En plus de contribuer à légitimer un schéma de pensée interventionniste où la technologie saura toujours fournir la solution aux problèmes que l’homme aura créés, la recherche et les expérimentations de géo-ingénierie ont pour effet de détourner des ressources considérables, qu’elles soient humaines, institutionnelles ou financières, des vraies solutions aux changements climatiques qui n’ont rien à voir avec la manipulation à grande échelle des écosystèmes complexes de la planète.

Qui finance ces expérimentations ? Quels sont les scientifiques qui sont aujourd’hui prêts à avoir recours à la géo-ingénierie ? Quelles sont les institutions qui sont prêtes à financer de telles expérimentations ? Quels intérêts poursuivent-elles ?

Au niveau gouvernemental, le Royaume-Uni et les Etats-Unis sont les chefs de file en matière d’investissements dédiés à la recherche sur la géo-ingénierie, suivi de près par l’Union européenne, le Canada et l’Australie. Au Royaume-Uni par exemple, la Royal Society s’est penchée sur la question de la gouvernance et a publié un rapport très remarqué en 2009 intitulé « Geoengineering the Climate : opportunities and uncertainties » tandis que le National Engineering Research Council a lancé son programme de recherche peu après la publication de ce rapport. Des programmes de recherche ont également été mis sur pied en Europe (IMPLICC). Aux États-Unis, on parle du Département de la Défense et de la National Science Foundation par exemple.

Parmi les investisseurs privés, on peut compter sur des gens comme Bill Gates ainsi que Richard Bronson, PDG de Virgin, deux figures bien connues mondialement. Plusieurs scientifiques préconisent plus de recherches et de financement pour la géo-ingénierie arguant qu’il serait irresponsable de ne pas le faire. Plusieurs institutions sont intéressées à investir. Au niveau des scientifiques les plus impliqués et actifs dans le domaine, notons le Canadien David Keith, ancien professeur à l’Université de Calgary et maintenant à la Harvard Kennedy School et président de Carbon Engineering LTD, ou encore Ken Caldeira, scientifique senior au Carnegie Institution de Stanford.

Ironiquement, de nombreuses structures, notamment américaines, enclines à financer la recherche en géo-ingénierie sont celles-là même qui niaient l’existence des changements climatiques il y a à peine quelques années (1). Là où elles disaient « le réchauffement planétaire n’existe pas », elles en sont à affirmer « il faut manipuler intentionnellement et à grande échelle le thermostat terrestre pour combattre le réchauffement de la planète ». Ces institutions ne sont pas soudainement devenues des défenseurs de l’environnement, des populations plus vulnérables et de la biodiversité. Pour ces structures, soutenir la géo-ingénierie sert exactement la même fonction que réfuter l’existence des changements climatiques causés par l’homme, c’est-à-dire éviter à tout prix la transformation d’une économie majoritairement industrielle et extractive, polluante et grande émettrice de gaz à effet de serre. D’autres y voient une possibilité de faire du profit, en vendant soit des crédits carbone soit des technologies à travers des brevets et des droits afférents.

Vous préconisez une interdiction internationale de toute manipulation du climat. Est-elle possible, et à quelle condition ? Le moratoire existant n’est-il pas suffisant ? Dans le même temps, le réchauffement climatique ne cesse d’empirer. Que proposez-vous ?

Le moratoire adopté en 2010 à Nagoya préconise le principe de précaution et l’interdiction des techniques de géo-ingénierie tant que les impacts sociaux, économiques et environnementaux de ces techniques n’auront pas été pris en considération et qu’un mécanisme clair de régulation ne sera pas établi. La Convention sur la diversité biologique a l’intention, mais pas la capacité juridique, de faire respecter le moratoire. Ceci est vrai de la majorité des ententes intergouvernementales. C’est une mesure extrêmement importante, mais cela n’équivaut pas à une interdiction totale. Cette interdiction est pourtant, selon nous, la seule marche à suivre quand on parle de manipuler les systèmes planétaires.

Pendant que la géo-ingénierie prend son essor, les possibilités pour transformer nos modes de production et de consommation et notre économie basée sur les carburants fossiles, pour une action concertée permettant de réduire drastiquement nos émissions et contrebalancer les changements involontairement causés à notre système climatique, s’estompent. La fenêtre d’opportunités se referme et les coûts que nous devrons payer dans un futur proche ne font qu’augmenter. Ce que nous suggérons, c’est de promouvoir les solutions qui existent déjà et d’investir là où il aurait fallu investir il y a de cela plus de 25 ans, quand l’alerte a été lancée. Il faudrait par exemple promouvoir à grande échelle l’agriculture paysanne et agroécologique qui produit plus de 70 % de la nourriture mondiale, tout en refroidissant la planète. Ce sont ce type de solutions qui nous aideront à nous adapter aux changements climatiques en s’appuyant sur les savoirs locaux qui permettent de préserver la biodiversité qui a été conservée depuis de siècles.

La géo-ingénierie ne vaudra jamais le coup. Les possibles avantages, qui ne peuvent être prouvés sans incertitude, ne prendront jamais le dessus sur les risques qu’ils comportent intrinsèquement. Qui décidera du climat idéal sur la Terre ? Qui prendra la décision de déployer des mesures aussi drastiques, aux conséquences aussi imprévisibles, aux impacts inégaux, faisant fi des frontières ? Une coalition d’États, un État puissant ou une multinationale, des compagnies privées qui voudront répondre en tout premier lieu à leurs intérêts et faire du profit ? Qui sera alors responsable de la sécheresse en Afrique et des inondations en Asie ? Qu’est-ce qui empêchera un pays d’utiliser ces technologies avec d’autres objectifs, tels que militaires ? Et comment peut-on penser régler la crise climatique en utilisant la même mentalité que celle qui l’a générée ? C’est-à-dire celle de la mainmise et du contrôle de l’Homme sur la nature.

 

(1) Des exemples : Cato Institute, Thomas Jefferson Institute, Hoover Institution, Competitive Enterprise Institute, Hudson Institute, Heartland Institute, et International Policy Network.

 

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